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Deuxième partie
Je sanglote sous mes draps en serrant ma jambe bandée. Ce n’est pas tant la blessure qui fait mal, mais la honte et la déception. J’ai déçu mon frère, mon désespoir me semble sans fond. Encore une fois, les évènements de la soirée reviennent me hanter.
Elle était pourtant facile cette partie de chasse, tout ce que j’avais à faire, c’était attendre que le gros marchand arrive à ma hauteur, sortir de la ruelle et frapper avec la dague empoisonnée. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Je suis peut-être sortie trop tôt, c’est pour ça qu’il a eu le temps de parer mon premier coup, même en étant poursuivi par Mérédil. Ensuite, je n’ai pas réussi à frapper assez près d’un point vital ; il a eu le temps de me blesser avec son épée courte et de s’enfuir. Si Mérédil ne l’avait pas rattrapé, il aurait eu le temps de donner l’alerte avant de mourir et nous aurions perdu le jeu.
En me ramenant à la maison, il n’a rien dit, mais j’ai bien vu qu’il était contrarié que j’aie presque gâché la partie.
-Nous n’avons gagné que de peu, ta maladresse a failli nous faire perdre la partie ! dit-il en soignant ma jambe. Si je te laisse venir avec moi, c’est pour que nous gagnions ! Je suis tellement honteuse que je n’ose même pas lui dire à quel point il me fait mal avec ce qu’il verse sur la plaie. En m’aidant à monter l’escalier il rajoute déçu
-Il semblerait que tu aies atteint tes limites petite sœur…
Mon cœur se serre encore un peu plus maintenant qu’il me le reproche ouvertement. Ma gorge se serre douloureusement et je sens des larmes me brûler les yeux. Mérédil, je t’ai déçu, comment me faire pardonner ? Oh ! Cet escalier vers ma chambre n’a donc pas de fin ?
Notre discussion a attiré tante Rouge qui nous barre la route en haut des marches, en harpie pleine de reproches comme à son habitude.
-Je ne t’ai jamais posé de question mon neveu et je ne veux toujours pas savoir ce que tu trafiques dans les bas quartiers avec ces vauriens depuis que tu es devenu ce… cette…chose. Mais je t’avertis : je ne te laisserai pas salir notre nom maintenant ! C’est trop important !
-C’est vrai, crache Mérédil plein de mépris, votre marchand de tissu vous a enfin demandée en mariage…
-Ton père a bien épousé Sollila, qui était la fille d’un simple boulanger, se justifie Rouge.
-Et cette décision sentimentale et inconséquente a totalement ruiné notre famille ! Elle lui a pris toute notre fortune et ensuite cette garce l’a empoisonné et elle s’est volatilisée.
-Ton père est mort empoisonné par un mauvais coquillage, soupire la tante, n’importe qui aurait pu manger sa part. Quant à ta belle-mère, elle s’est noyée dans quand la barge du fleuve s’est retournée.
-Mais personne ne se souvient l’avoir vue monter à bord ! Et où serait allé tout l’argent alors?
-Il n’y a eu que quelques survivants, comment veux-tu qu’ils se souviennent de tous ceux qui étaient à bord ? Mais elle y était forcément puisque c’était un passage obligé pour rentrer ici depuis le quartier où vivait sa famille. Et ton père n’avait besoin de personne pour dépenser l’argent, entre sa manie de vouloir vivre comme un grand seigneur à tout prix et ce qu’il perdait en jouant dans les salons, il nous a ruiné en deux décennies !
-Que vous dites ! Mais il y a beaucoup trop de zones d’ombres dans cette histoire, je n’y crois pas !
-De toute façon, tout ceci n’a rien à voir ! Lado Grechson a une situation très honorable et un siège permanent au conseil des marchands. Grace à lui, nous aurons à nouveau un train de vie décent.
-Vendre notre nom au plus offrant ? Voilà tout ce que vous projetez pour notre avenir ? Car j’ose espérer que vous êtes encore assez lucide pour vous rendre compte qu’il vous épouse uniquement pour notre titre et pas pour votre grise mine permanente de vieille fille !
-Mais je n’aurais pas besoin de me rendre à de pareilles extrémités si tu avais accepté le mariage que ton père avait arrangé avec la famille Orns Laumna ! Par ta faute nous en sommes réduits à vivre comme des misérables paysans, sans domestique, dans une maison vide qui tombe en ruine !
Je n’ai pas envie de les entendre se disputer encore un fois. Je profite qu’ils ne font plus du tout attention à moi pour me glisser jusque ma chambre et me cacher sous les draps pour pleurer. Je les entends crier encore un moment, mais j’ai le cœur trop lourd pour vraiment les écouter jusqu’à ce que j’entende la porte claquer. Mérédil est parti. La dernière fois qu’ils se sont disputés, il n’est rentré que cinq jours plus tard. Et s’il ne revenait pas cette fois ? S’il ne voulait plus de moi après mon échec ? Non ! Non ! Par pitié pas ça ! Je préférerais mourir que vivre seule, sans lui ! Mérédil…
-Mérédil ! Mérédil…, mais il est bien trop loin pour m’entendre et mes appels restent vains. La nuit avance et je finis par sombrer dans sommeil agité peuplé de rêves grotesques et effrayants. Quand il me semble que j’arrive enfin à émerger d’un cauchemar ma jambe me fait encore plus mal et tout mon corps brûle. Et comme j’ai soif ! Mais impossible de me lever, les draps, trempés de sueur se sont enroulés autour de moi. Pas moyen de bouger, pas la force d’appeler… Mérédil, où es-tu grand frère? Les rêves grotesques me happent de nouveau et les draps m’étouffent.
-Bois, ça va t’aider à aller mieux, quelque chose se pose contre mes lèvres et presque par réflexe, je bois avant de comprendre que le goût est affreux. Je sais, le goût n’est pas meilleur que l’odeur, mais ça te guérira.
-Médéril…tu es…rentré…, ma langue butte sur chaque mot et mon esprit est très brumeux, mais je finis par comprendre que je suis dans l’eau. Fr…froid…
-Tu avais beaucoup de fièvre, il fallait absolument la faire baisser, il marque une pause. Je suis vraiment désolé de t’avoir laissée dans cet état Cendre, poursuit Mérédil en me soutenant. Apparemment, tu avais du poison sur les mains et tu en as mis dans ta blessure avant que je ne la soigne... Pardon de ne pas être revenu plus vite.
Ma blessure ? Comme pour se venger de l’avoir oubliée, ma jambe me lance un peu plus. En baissant les yeux sur la plaie, il me faut un moment pour la reconnaître. La coupure nette et propre s’est transformée en deux affreuses boursouflures rouges foncées entourées de violet parcouru de marbrures noires.
-Mais hier soir…
-Hier soir? Ta blessure remonte à presque trois jours maintenant. Et comme personne ne s’est occupé de toi…
J’ai du mal à comprendre.
-Tante Rouge est partie aussi ?
-Non, répond mon frère très irrité, mais toute occupée à ses préparatifs de mariage, elle n’a pas cru bon de monter voir pourquoi tu n’étais pas sortie de ta chambre depuis plus de deux jours.
Il me porte sur son lit et je me rendors, dans un sommeil plus paisible cette fois entrecoupé de réveils où Mérédil me fait boire le contrepoison.
-Mérédil ! je m’éveille en sursaut un peu désorientée de ne pas être dans mon lit.
-Du calme Cendre, je suis là, tout va bien, me rassure Mérédil en s’asseyant sur le lit.
-Oh grand frère ! J’ai cru que tu ne reviendrais plus cette fois ; que tu étais parti pour toujours, dis-je en sanglotant.
-Quoi partir sans toi ? Jamais voyons ! il se glisse derrière moi et commence à me bercer. Jamais je n’abandonnerai ma petite impératrice, c’est promis. Et jamais je ne laisserai quelqu’un ou quelque chose nous séparer.
-Même si j’ai atteint … mes limites ? ma voix est tremblante comme jamais ; j’ai peur de la réponse. Même si je t’ai déçu?
-Ce qu’il s’est passé m’a montré où sont tes limites dans le jeu, répond-il en réarrangeant les oreillers pour que je m’asseye, maintenant, il faut que je t’aide à les dépasser pour que tu deviennes meilleur.
-Je pourrais être comme toi ?
-Comme moi ? Non, je ne crois pas. Tu peux voir la beauté des lames, mais tu ne sais pas les écouter. Tu les admires, mais tu ne les vois que comme des outils, pas comme une extension de toi. Tu n’entends pas leur appel quand elles restent rangées trop longtemps ni leur chant quand tu joues avec.
-Mais alors…
-Mais ! reprend Mérédil. Mais il y a d’autres façons de jouer. Tu es maligne et plutôt douée pour les études ; peut-être que… Oui, ce serait à tenter.
-Quoi ?
-On ne dit pas « quoi » mais « qu’y a-t-il ». Repose-toi, tu n’es pas encore remise.
-Mais…
-Dors ! J’ai à faire en ville. J’essaierai de revenir avant demain.
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